COMPTE-RENDU DU 20 MAI 1874 à Lausanne
Une semaine plus tard, cet odieux et médiocre correspondant de L’Estafette poursuit avec l’exposition des tableaux à Lausanne :
Après les dames, ce sont les peintres étrangers qui ont droit à la préférence, et les artistes que nous avons le droit de considérer comme les nôtres ne trouveront pas mauvais de leur céder le pas….MM. Gustave Courbet, Frédéric d’Andiran et Pierre Lacaze ont bien voulu s’associer à nos artistes nationaux pour donner du relief à l’exposition de cette année. Leur réputation, solidement établie par des œuvres antérieures, n’a pas besoin de notre appréciation pour être constatée ou maintenue, et leur sentiment artistique ne se trouvera pas froissé par quelques timides observations que notre franchise nous dicte. M. Courbet, dont le nom vivra aussi longtemps que la colonne Vendôme qui s’est inclinée devant lui, expose à nos regards trois tableaux qui nous semblent tous les trois avoir été créés sous l’impression fâcheuse de souvenirs politiques. Or ce que Goethe dit de la chanson politique, en soutenant qu’elle est mauvaise, est applicable aussi à la peinture. La politique est une mauvaise conseillère et ne devrait jamais trouver accès dans le domaine riant des beaux-arts. « Où trouvez-vous donc la politique ?» me diront sans doute les admirateurs de Courbet ; est-ce par hasard, dans cette nature morte, intitulée Truites du Doubs ? Ne riez pas ! J’y trouve des souvenirs de la Commune de Paris et je me dis ces truites peu appétissantes ne ressemblent-elles pas un peu à ces poissons de la Seine épuisés et agonisants lors du blocus de Paris ?
Quant au château de Chillon, qui a servi de cachot à Bonnivard et de prison à I évêque Marilley, personne ne me contestera son caractère politique.
Ne dirait-on pas que M. Courbet, fort malmené ou, suivant le point de vue où l’on se place, maltraité par la justice versaillaise, ait choisi de préférence cette bastille des ducs de Savoie pour y verser les couleurs les plus sombres de son pinceau vengeur ? La vue, prise du côté le moins avantageux, le ton grisâtre et plombé des murs, le lac furieux qui fouette le rivage, les montagnes du Valais, en bleu douteux, qui semblent peser lourdement sur le château et vouloir l’écraser, la solitude et le silence mortel qui régnent aux alentours du château, caractérisent ce tableau comme le contraire d’une « fata morgana » qui vient réjouir pour quelques moments la caravane du désert, menacée d’être engloutie par le simoun !
Et la Caverne des géants, dont les rochers sombres se revêtent de formes bizarres et accusent les profils de monstres hideux, n’y voit-on pas le portrait des juges qui ont condamné Courbet et l’ont dépouillé du fruit de ses labeurs ?Ce sont des rêves pénibles d’un homme perdu, tel que Victor Hugo les peint dans Les Derniers jours d’un condamné. Sans doute, le grotesque et même le hideux ont raison d’être, mais le réalisme a ses limites, et le grand peintre français Le Poussin a senti parfaitement cela en créant son Polyphène.
Nous demandons bien pardon à M. Courbet de lui avoir parlé avec tant de franchise, mais nous savons que le bouclier de sa réputation pourrait même supporter le choc d’une lance plus forte que la nôtre.