par Nicolas Galley, directeur des études, Executive Master in Art Market Studies (EMAMS), Université de Zurich.

11 mars 2019 / www.letemps.ch

OPINION. Il y a plus de 150 ans, le peintre français court-circuitait l’Exposition universelle de Paris en créant, juste à côté, son propre espace d’exposition payant. Une nouvelle source de financement et une révolution dans le monde de l’art, qui aurait de quoi inspirer les artistes contemporains 

Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, des artistes anglais et français imaginaient des moyens de subsistance inédits face à l’effondrement de leurs principaux bailleurs de fonds, l’aristocratie et le clergé. L’Ancien Régime était en plein naufrage. Le système de l’art encore accordé sur les usages d’un monde qui s’effondrait. Néanmoins, les artistes n’allaient pas attendre l’ensevelissement de leurs anciens mécènes pour trouver des voies inexplorées. La vente d’œuvres d’art, impliquant la cession d’un objet contre une somme d’argent, n’allait plus être l’unique source de revenus pour certains peintres.

Si cette forme ancestrale d’échange commercial resta la pratique la plus courante, plusieurs créateurs profitèrent de l’émergence d’une nouvelle ère pour développer un système innovant, articulé autour de tableaux de grand format destinés à un large public, qui payait un billet d’entrée pour venir admirer ces pièces. Elles avaient pour sujet des scènes héroïques, des batailles, des attaques de requin et d’autres événements qui avaient profondément marqué les classes populaires. La presse, dont le fulgurant essor était intimement lié aux doctrines des Lumières, participait à la formation d’un imaginaire collectif, où les héros nationaux et les animaux féroces fascinaient un nombre de lecteurs en pleine expansion.

Premiers produits dérivés

Dans la foulée de la Révolution industrielle, les artistes britanniques furent les premiers spécialistes de ce genre. Il fallut attendre quelques décennies pour que Gustave Courbet devienne le plus proéminent des «peintres d’exposition» actifs en France. Lors de l’Exposition universelle de 1855, l’artiste s’offusqua que quatre de ses toiles monumentales n’avaient pas été retenues sur les 14 qu’il avait soumises au jury. Ce refus constituait une aubaine pour ce maître du «proto-marketing» qui se plaisait à créer des scandales pour attirer l’attention.

Ainsi, il fit construire son pavillon du Réalisme à quelques enjambées du palais de l’Exposition universelle. Les visiteurs affluèrent et certains d’entre eux repartaient non pas avec une «peinture originale» qui ne leur était pas destinée, mais avec une gravure reproduisant celle-ci. En exigeant de payer une entrée et en proposant des produits dérivés de ses originaux, Courbet s’adaptait au public des expositions universelles. Souvent emprunté dans ses relations avec les collectionneurs plus traditionnels, il sut ainsi récolter une manne financière conséquente grâce à des stratégies qui correspondaient à son temps. 

Artistes salariés

Alors que le marché de l’art est en pleine mutation, que nombre de ses acteurs sont en déroute, ne serait-il pas pertinent de nous remémorer les succès des artistes «d’exposition» et de Gustave Courbet? Il est difficile de comparer les révolutions de la fin du XVIIIe siècle à la légère rupture que nous avons récemment vécue. Cependant, la retraite des premiers «baby-boomers», coïncidant avec la crise des subprimes et la polarisation des puissances internationales, a profondément bouleversé le système de l’art qui prévalait à l’orée du XXIe siècle.

Nous en sommes encore très proches, peut-être trop pour y voir clair. Les artistes-entrepreneurs ont encore du mal à s’afficher et il ne suffit pas d’avoir la fibre commerciale pour être un génie tel que Courbet. Les écoles d’art préfèrent éviter le sujet. De leur côté, les galeristes ne semblent pas plus avancés. Certains artistes commencent enfin à demander un salaire pour une exposition dans un centre d’art. Cela ne leur permettra pas de subvenir à tous leurs besoins matériels, mais cela a le mérite d’engendrer une réflexion globale sur le système de l’art. Le marché devra se réinventer et peut-être qu’à nouveau ce seront les artistes qui le lui permettront.